Livre/A la ligne, Joseph Ponthus

« Je me suis pris l’usine comme une déflagration physique et mentale », « une baffe dans la gueule », « une claque absolue », explique Joseph Ponthus quand on l’interroge sur son roman. « Pour tenir le coup, j’ai commencé à écrire pour me souvenir de ce que j’ai enduré ».

Ce livre, qui n’a pas reçu moins de dix prix littéraires[1], ne ressemble à aucun autre. C’est le récit d’un homme qui, par amour, quitte son travail d’éducateur en région parisienne pour retrouver en Bretagne la femme qu’il aime et qu’il a épousée. Sur place, impossible de trouver un job dans son domaine. Il se résout à pousser la porte d’une agence d’intérim qui l’envoie « à la ligne ».

« Quelle poésie trouver dans la machine la cadence et l’abrutissement répétitif

Dans des machines qui ne fonctionnent jamais ou qui vont trop vite

Dans cette nuit sans fin éclairée de néons blafards sur les carreaux blancs des murs en inox des tables de travail les tapis mécaniques et le sol marronnasse

Dans les animaux morts qu’on travaille à longueur de nuit puis de matin

Aucun oiseau ne vient jamais par une ouverture dérobée s’introduire dans nos ateliers

Les seuls animaux vivants sont les rats qu’on combat près des poubelles extérieures

On ne voit jamais les vaches vivantes

Nos gueules sont au mieux des portraits d’Otto Dix

Nos corps des atlas de troubles musculo-squelettiques

Nos joies des petits riens

Des bouts d’insignifiance qui prennent sens et beauté dans le grand tout le grand rien de l’usine

Un collègue qui aide juste en devinant ton regard

Un geste qui devient efficace

Une panne de machine de dix minutes et les muscles qui se relâchent

Le week-end qui ne tardera pas

La journée qui se finit enfin

L’attente de l’apéro

Manger à sa faim

Dormir de tout son soûl

La paie qui tombe enfin

Avoir bien travaillé

Avoir retrouvé une chanson oubliée qui fera tenir encore deux heures

Avoir retrouvé un couplet

Sourire »

La ligne, c’est le terme politiquement correct pour parler du travail à la chaine. Comme intérimaire, il connait une situation de précarité absolue. Il peut débaucher à 4 heures du matin pour enfiler une nouvelle mission qui commence à 9 heures, sans être jamais certain de travailler le lendemain. Avec lui, parce qu’il s’agit bien de son histoire, on intègre le décor nocturne de l’industrie agro-alimentaire dans les bruits de machines, les odeurs de poissons morts, crevettes, bulots « le coquillage le plus con qui soit au monde », chimères, plats préparés… 

Plus tard, il nous entraine aux abattoirs parmi les carcasses de vaches, dans le sang des bêtes. La grève, la dimanchite, les jours d’audit, les samedis travaillés en plus à gagner une prime de 50 euros, la foi dans la paie, la « frousse de perdre son boulot »… tout est dit. On traque avec lui les pauses café, clopes, et aussi le corps qui grince, la cadence qu’il faut tenir. Tenir. Pour tenir, il fouille dans ses souvenirs littéraires et convoque Apollinaire, Aragon, Cendars, Peguy… fredonne Barbara, Trenet… 

« L’autre jour à la pause j’entends une ouvrière dire à un de ses collègues

‘Tu te rends compte aujourd’hui c’est tellement speed que j’ai même pas le temps de chanter’

Je crois que c’est une des phrases les plus belles les plus vraies et les plus dures qui aient jamais été dites sur la condition ouvrière

Ces moments où c’est tellement indicible que l’on n’a même pas le temps de chanter

Juste voir la chaine qui avance sans fin l’angoisse qui monte l’inéluctable de la machine et devoir continuer coute que coute la production alors que 

Même pas le temps de chanter

Et diable qu’il y a des jours sans »

« Mais en fait tout ça on ne peut pas le raconter »

Ces « feuillets d’usine » ne sont pas un manifeste, juste un récit d’une extrême réalité, de ceux qui vous plongent dans l’irréel d’un monde qui échappe à l’actualité. C’est l’envers de la société du divertissement qui dégueule des panneaux publicitaires, le kitch dirait Kundera. Ces lignes volées aux heures de sommeil, écrites au retour du taf, sont d’autant plus saisissantes, j’ai envie de dire choquantes, qu’elle décrive le quotidien d’un ouvrier du XXIe siècle.

Enfin, le récit est aussi étonnant du point de vue de la forme : Joseph Ponthus écrit en vers libres, sans ponctuation et accompagne son lecteur en poursuivant ses phrases… à la ligne. Aux dires de l’auteur, cette façon d’écrire a été dictée par la chaine elle-même. Le résultat est un très beau texte à la fois poétique, plein d’humour et brulant d’humanité.

A la fin, ce que ne vous dira pas ce livre, c’est que Joseph Ponthus est mort le 24 février dernier à Lorient. D’un cancer. Il prévoyait d’autres livres. Il laisse un témoignage de vie, une alerte sur la condition inhumaine. 

Fiche technique du livre
Auteur : Joseph Ponthus
Editeur : La Table ronde, janvier 2019
Nb de pages : 272 pages
Genre : Récit, poésie


[1] Parmi lesquels : Grand Prix RTL/Lire 2019, Prix Régine Deforges 2019, Prix Jean Amila-Meckert 2019, Prix du premier roman des lecteurs de la Ville de Paris 2019, Prix Eugène Dabit du roman populiste.

3 commentaires sur “Livre/A la ligne, Joseph Ponthus

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