Nouvelle/Les mains de Papa

A écouter – Les mains de Papa

Papa s’emporte. Le marteau vient de lui glisser des mains. Comme d’habitude. Maudit marteau. Mais c’est pas la faute du marteau. Du haut de mes 8 ans, je voudrais m’approcher et aider Papa, mais je sais depuis longtemps que quand Papa bricole, il faut s’enfuir. Papa s’énerve toujours. Moi, je suis là, debout : « Dis-moi ce que tu veux que je fasse ». Mais Papa bougonne, il s’agace. Il voudrait bien que je l’aide mais ces mains, ces mains !… Ses mains ne répondent pas. Elles ne répondent jamais, et l’homme fragile qu’est mon père, cet homme que la maladie et la souffrance usent au quotidien, est un homme fier. C’est l’homme de la famille. Tous les jours il va travailler qu’il ait mal ou pas mal. Et quand quelque chose lâche à la maison, il prend l’habit du bricoleur et il répare. Qu’il ait mal ou pas mal. C’est son rôle. Il est l’homme de la famille. Mais les mains de Papa ne répondent pas, parce que Papa a les mains tordues de rhumatismes.

C’est une sombre histoire : la guerre, la misère, la bêtise. Papa enfant a dormi sous les toits de la petite maison de banlieue pendant trop longtemps. Le grenier n’était pas isolé. Pas chauffé non plus. Les matins d’hiver, Papa se réveillait au chaud dans son duvet de plumes mais avec de la glace sous le nez. Le régime ne lui convenait pas. A 18 ans, on lui a diagnostiqué une tuberculose. C’était pas vrai, mais on l’a quand même enfermé dans une coquille de plâtre, et puis un an après, on l’a libéré. Rien n’avait changé. Papa est passé de sanatorium en sanatorium, mais la vérité, c’est qu’il était perclus de rhumatismes. Il souffre, ses articulations s’enflamment. Ses épaules. Ses mains surtout. Les doigts qui se déforment, les articulations qui enflent, le bord des phalanges qui grincent. Ses doigts qui, de la verticale, s’emploient jour après jour à rejoindre l’horizontale. Papa a les doigts à angle droit. Ça fait pleurer mes yeux de petite fille. Je voudrais prendre Papa dans mes bras, le consoler, lui dire que je l’aime et que c’est pas grave si le marteau tombe, mais Papa est un homme fier, c’est l’homme de la famille et quand quelque chose casse à la maison, c’est lui qui répare, reboute, remet sur pied avec ses mains.

Quand le marteau lui échappe, quand il ne peut pas agripper le boulon qui résiste, ses mains sont comme une marque d’impuissance. Les éléments lui sont rebelles. Pas seulement le marteau, mais aussi le pinceau, le tournevis, la perceuse électrique, le rabot ne tiennent pas dans ses mains et il lui est impossible de les obliger à y rester, à faire ce qu’il demande, ce qu’il ordonne parce que Papa est un homme, qu’il a l’autorité et qu’on doit lui obéir. Et moi, je vois l’impuissance de Papa et j’ai le cœur en petits morceaux parce que Papa est un homme fier et parce que pour ne pas subir sa colère contre ses mains qui ne veulent rien, je vais m’enfuir vite vite dans ma chambre. Je cacherai ma tête dans mon oreiller et je pleurerai toute entière. Ou bien je ferai semblant d’avoir rien vu, semblant que tout va bien, et j’irai retrouver Maman dans la cuisine.

Papa n’aime pas qu’on le regarde parce qu’il sait que ses doigts lui sont infidèles (…).

Mais je ne vais pas encore partir. J’hésite encore un peu. Je reste là debout sans rien faire, sans rien dire. Je regarde les mains de Papa. Ses mains malhabiles qui font et qui défont quand même. Malgré tout. Papa n’aime pas qu’on le regarde parce qu’il sait que ses doigts lui sont infidèles, que ses mains ne font pas bien et qu’il répare et qu’il casse en même temps. Pourtant, j’aime les mains de Papa. Ses doigts sont tordus oui, mais ils sont longs. Ses ongles plats, bleus par endroits parce qu’il s’est cogné en bricolant une prise de courant. J’ai toujours rêvé d’avoir les ongles plats de Papa. J’ai hérité des boudins de Maman. Comme mes frères et sœurs. Maman a des gènes récessifs puissants pour les doigts de mains et les doigts de pieds. Mais Papa, il a de longues mains douces. De belles mains qui écrivent super bien. Papa est réputé pour sa belle écriture assurée, lisse, ample. C’est lui qui écrit au dos des cartes de première communion. Il a même un stylo à encre spécial pour ça. Les lettres que Papa trace ont une calligraphie originale. Je n’ai jamais rencontré personne qui écrive comme lui des lettres au dessin si rassurant. Mais ses mains sont déformées et ne tiennent rien. Et comme Papa, il aime pas qu’on le regarde, il finit par lever les yeux sur moi : « Qu’est-ce que tu fais là ? ». Je réponds : « Rien. Tu veux que je t’aide ? » « Va chercher la clé anglaise à la cave ». Je cours dans l’escalier : « Elle est où ? ». Je sais bien que c’est le bazar à la cave, qu’il y a que Papa qui sait où sont les choses. Je sais bien que je vais pas trouver et que Papa va rouspéter. Mais j’y vais quand même tout de suite parce que je voudrais aider Papa. Je voudrais être la main de Papa. Mais je ne peux pas. Papa ne voudrait pas. Il aurait l’impression de n’être plus rien et je ne veux pas humilier Papa. Plus tard, plus grande, j’ai voulu défendre Papa. Il avait klaxonné. Un homme sur sa mobylette bloquait la route. Cet homme là était ivre et il est descendu de son engin pour régler son compte à Papa. Il est arrivé à la portière de la voiture et il l’a frappé. Papa était malade mais il n’avait pas peur. Il est sorti de la voiture. Moi aussi, à toute vitesse parce que j’étais jeune et pas malade. Je me suis interposée. L’homme est remonté sur sa mobylette et Papa dans sa voiture. Moi à côté de lui. Et on est reparti. J’étais tellement fière de t’avoir protégé. Mon pauvre Papa. Toi, tu ne disais rien. Et je n’ai pas vu tout de suite la blessure que je t’avais infligée et qui perlait de ton cœur. Je ne l’ai décelée que plus tard. Beaucoup plus tard. Trop tard. Mon cher Papa.

Alors je remonte et je lui dis que j’ai pas trouvé. Papa soupire fort, je sais qu’il va crier. Ça y est, il crie : « Ah, c’est pas possible ! T’as quoi à la place des yeux ? ». Il s’appuie sur ses mains qui lui font mal et il se relève. Il se redresse. Immense dans son corps élancé. Il est grand Papa. Il est en colère. Mais c’est pas contre moi. C’est contre lui même, contre ses mains qui ne répondent pas. Mais des fois, je ne comprends pas. Je crois que c’est ma faute et j’aime pas quand Papa crie. Alors je le laisse descendre à la cave et je m’enfuis.

Papa bricole maintenant au Paradis. Ses mains ne le font plus souffrir. Mais si je regarde bien, c’est incroyable tout ce que Papa a fait avec ses deux mains qui lui refusaient tout. De la peinture, des volets, des armoires, des maisons. Et à travers ses impuissances et malgré ma tristesse, il m’a donné jour après jour une magnifique leçon de courage.

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